6
— C’est un assassinat, tu en es bien sûr ?
Le doute perçait dans la voix de Bak, non qu’il se défiât du soldat qui lui apportait la nouvelle, mais il ne pouvait concevoir qu’un second crime ait eu lieu si tôt après la disparition de Mahou. Deux homicides, plus la tentative de meurtre de Rennefer, tout cela en cinq jours… Bouhen n’était pas d’habitude un repaire où florissait le crime.
Amonmosé, un jeune lancier mince et musclé âgé d’une vingtaine d’années, appartenait à la patrouille de six hommes qui avait découvert le corps dans le désert. Il ne s’offusqua pas de l’incrédulité du lieutenant.
— Il avait trois flèches dans le dos, chef. Chacune d’elles était mortelle.
Bak et lui se tenaient sur le seuil du corps de garde. Les deux policiers de faction, eux aussi secoués par la nouvelle, avaient provisoirement abandonné les osselets pour écouter et observer.
— Nous l’avons trouvé il y a un peu moins de deux heures, indiqua-t-il, évaluant le temps d’après l’étroite bande d’ombre projetée par le soleil presque à son zénith. C’était avant le milieu de la matinée. Il avait été tué, cela ne faisait aucun doute, aussi je suis parti sur-le-champ pour apporter la nouvelle.
— J’espère que les autres sont restés près de lui ?
— Oui. Il ne sera pas la proie des vautours et des chacals.
Amonmosé changea son bouclier de main, le passant dans celle qui tenait la lance, et s’essuya le front. Sa peau était rougie par le soleil et le vent, et il était couvert de la tête aux pieds d’une fine couche de poussière, où la sueur dessinait des filets.
— Si nous n’étions pas passés par là… En fait, c’est un chacal qui a attiré notre chien près du corps.
Quoique le soldat ait retrouvé son souffle, Bak vit bien qu’il était épuisé par sa longue course précipitée à travers le désert. Il le conduisit dans son bureau, poussa un tabouret vers lui et lui fit signe de s’asseoir. Il constata avec satisfaction que les affaires d’Hori ne jonchaient plus le sol, toutefois leur présence restait trop visible à son goût. Le scribe avait tout fourré dans des paniers, qu’il avait laissés sur le banc, entre les jarres où débordaient des manuscrits.
Sur un lit de papyrus bruts, Bak repéra la cruche de bière qu’il avait négligée la veille. Il brisa le bouchon et la tendit au soldat.
— Mon scribe devrait revenir bientôt avec de la nourriture, et Imsiba avec des hommes et une civière. Dès que tu te seras restauré, nous partirons.
Amonmosé posa son arme et son bouclier par terre, s’adossa au mur et but à longs traits. Un soupir de satisfaction, un rot et un large sourire exprimèrent sa gratitude.
— À quand remonte la mort, à ton avis ?
— Peu avant l’aube, je dirais. Il y avait une de ces nuées de mouches… répondit Amonmosé en s’essuyant la bouche d’un revers de main.
— Et pendant cinq ou six heures, il est resté intact ? objecta Bak, sceptique. Excepté un chacal, les charognards ne l’avaient pas encore trouvé ?
— Il était recouvert de sable. Pas assez pour masquer son odeur, mais suffisamment pour tromper les vautours volant haut dans le ciel, expliqua le soldat, qui s’interrompit pour boire une grande rasade. On voit souvent une bande de chiens sauvages dans cette partie du désert, mais ces deux derniers jours ils sont restés près d’un bras du fleuve, où un jeune hippopotame est bloqué. Des chacals attendent aussi de profiter du festin.
— Je vois.
Bak chercha l’autre tabouret des yeux. Ne parvenant pas à le trouver, il finit par s’asseoir sur le sarcophage, dont la légère odeur de bois vert lui chatouilla les narines.
— A-t-on découvert des empreintes du meurtrier ?
— On a envoyé trois hommes en repérage. Je les ai quittés au moment où ils partaient, aussi je ne sais rien à ce sujet.
Il ne semblait pas plus perturbé par le siège improvisé de l’officier que par son scepticisme. « Un homme de bon sens, pensa Bak, un soldat à avoir près de soi en période de troubles. »
— As-tu identifié le mort ?
— Il gisait sur le ventre, le visage dans le sable. Nous avons hésité à soulever sa tête, pensant que tu voudrais le voir tel qu’il était, mais finalement nous nous y sommes résolus.
Amonmosé roula la cruche entre ses paumes, ému par les souvenirs qui l’assaillaient.
— On le connaissait tous, ou presque. On ne peut pas dire que c’était un ami très proche, mais on l’aimait bien.
Un long soupir résigné échappa aux lèvres de Bak.
— Donc, c’est quelqu’un de Bouhen.
— Intef, le chasseur. Tu le connaissais sûrement, toi aussi, ou du moins tu avais entendu parler de lui. Il traquait la gazelle sauvage, les animaux du désert et du fleuve. Il échangeait la viande à la garnison.
Bak marmonna un juron. Il ne connaissait le défunt que de vue, mais il en avait formé l’impression d’un homme calme et courageux.
— C’est de ce côté, dit Amonmosé en désignant ce qui parut à Bak un paysage de dunes sans fin, brisé çà et là par des formations rocheuses. Une chance que nous l’ayons trouvé ! Il gît dans une dépression creusée par le vent, entre ces deux tertres jumeaux.
Une rafale souleva une poussière impalpable et roula le sable sur la surface ondoyante du désert. Un tapis beige doré prit vie et glissa avec un chuchotement si délicat qu’il aurait pu provenir de la bouche d’une déesse. Une déesse capricieuse, songea sombrement Bak, qui s’était donné un mal infini pour effacer toute trace d’Intef et de l’homme qui l’avait tué.
Il se félicitait de ne pas être seul, et à la façon dont Imsiba observait le mouvement du sable, il se sentait tout aussi mal à l’aise. Les deux Medjai qui les accompagnaient, l’un chargé d’une civière, le second d’un sac en toile rempli de pain frais, de fruits et de bière pour la patrouille, observaient ce monde mouvant avec une profonde méfiance. Le fleuve se trouvait hors de vue, par-delà la longue crête qui s’étendait du nord au sud derrière Bouhen. Au-dessus de leur tête, le soleil dardait des rayons de feu. Sans l’arête rocheuse, qu’ils avaient suivie sur l’arrière pendant bien plus d’une heure, ils auraient été totalement désorientés. Ils avaient dépassé sans les voir le fort de Kor et une tour de garde située au sommet d’une haute colline conique, plus loin au sud. Leur guide avançait sans état d’âme ; il patrouillait assez souvent dans cette solitude pour retrouver ses repères, indistincts pour qui ne connaissait pas les lieux. Les tertres jumeaux en offraient un bon exemple. Jamais Bak n’aurait cru qu’ils se démarquaient en rien des autres.
— C’est donc un de nos chiens qui l’a trouvé ? demanda-t-il.
— Notre meilleure femelle, acquiesça Amonmosé. Elle ne suivait pas sa piste, car il était arrivé par un chemin différent, cependant elle a flairé quelque chose. Le chacal, je suppose.
— Le vent s’était-il déjà levé ? voulut savoir Imsiba.
— Ce n’était guère qu’une brise. Rien de ce genre-là.
Amonmosé obliqua vers la gauche pour traverser une étendue de sable meuble.
— Elle aboyait si fort qu’on l’a détachée pour la laisser filer. Au bout d’un moment, les aboiements ont repris. On l’a appelée, pensant qu’elle avait acculé un serpent ou un lézard. D’ordinaire elle revient, mais pas cette fois. Alors on est allés voir ce qu’elle avait trouvé. C’est ainsi que nous avons découvert le chacal. Et Intef.
— De quelle direction était-il venu ? demanda Bak.
— De l’arête, à l’est.
— Il ne voyageait jamais seul dans le désert, remarqua Imsiba. Il prenait un âne pour porter sa réserve d’eau et de nourriture, plus un ou deux autres pour le gibier qu’il abattrait.
— Nous n’avons pas trouvé d’empreintes d’animaux, seulement celles d’Intef, répondit Amonmosé avec un haussement d’épaules.
La brise tomba, les sables murmurants se turent. Les hommes contournèrent une éminence et virent, avant le tertre suivant, les cinq soldats qu’Amonmosé avait laissés derrière, ainsi que trois chiens vigoureux au poitrail large, une femelle noire et deux mâles tachetés. Les hommes comme les chiens étaient assis autour d’un corps étendu sur le sol, des flèches plantées dans le dos. Pour s’abriter de la tempête de sable, les soldats avaient dressé une barricade de boucliers, face au vent. Si Bak conservait la moindre illusion de trouver des traces du meurtrier, la hauteur du sable qui s’était amoncelé devant la lui ôta définitivement.
Les soldats se relevèrent. Ils étaient zébrés de sueur et de poussière comme Amonmosé, et tout aussi brûlés par les éléments. Le plus âgé d’entre eux, un géant aux cheveux bruns clairsemés, les salua d’un signe de la main.
— Lieutenant Bak ! Ça fait plaisir de te voir. Les circonstances ne sont pas idéales, je te l’accorde, mais si tout était en ordre, je ne t’aurais pas appelé, et je ne serais pas là non plus.
— Heribsen, dit Bak en souriant – il connaissait l’homme pour l’avoir rencontré chez Noferi, son repaire favori. C’est donc toi qui commandes ces traînards ? Amonmosé ne m’avait pas prévenu.
L’homme imposant donna une claque amicale sur l’épaule d’Imsiba, échangea quelques reparties avec les Medjai et accueillit Amonmosé tel le fils prodigue de retour au bercail. Un des policiers remit la nourriture aux soldats, qui inventorièrent le contenu du sac avec une joie d’enfants, tandis que l’autre étendait la civière par terre et déroulait la toile entre ses barres de transport.
Bak et Imsiba s’agenouillèrent à côté du défunt. De taille moyenne, les épaules larges et la taille étroite, l’homme devait avoir environ trente ans. Il gisait le torse et le visage dans le sable, les bras écartés comme pour amortir sa chute. L’ourlet s’effilochait sur son pagne usé. Une simple dague de bronze pendait à sa ceinture dans une gaine. Sur son dos et ses jambes recouverts d’une couche poudreuse, la peau apparaissait par endroits, montrant que les patrouilleurs avaient tenté de débarrasser le corps du sable.
Aux pieds d’Intef, Bak vit une outre en peau de chèvre, et sur le côté un arc long et lourd, adapté au gros gibier. Des flèches étaient tombées du carquois de cuir qu’il portait en travers de l’épaule gauche. C’était un équipement militaire banal, que le chasseur avait très probablement obtenu à l’arsenal de la garnison en échange de quelques prises. L’outre pleine d’eau indiquait qu’il n’avait pas quitté le fleuve depuis longtemps quand on l’avait abattu.
Trois flèches étaient profondément enfoncées dans le haut du dos, sur un espace pas plus grand que la paume. Comme l’avait dit Amonmosé, chacune d’entre elles aurait été fatale. Seule une petite quantité de sang avait jailli des blessures et coulé le long de la cage thoracique. Les embaumeurs en trouveraient davantage dans les poumons, songea Bak. Les flèches meurtrières étaient identiques à celles du carquois.
Avec douceur, comme si l’homme était seulement assoupi, Bak le fit rouler sur le flanc.
— Intef… confirma-t-il en lançant un coup d’œil à Amonmosé.
Le large torse du chasseur ne révélait rien, pas plus que le sable au-dessous et autour de lui. Il gisait là où il était tombé, sans laisser de message pour désigner son assassin. Bak se redressa et se tourna vers Heribsen.
— Amonmosé m’a dit que tes hommes sont allés examiner les lieux avant la tempête.
— Je marchais à leur tête, précisa le soldat, contemplant le cadavre d’un air sombre. Intef était un brave homme. J’espérais mettre la main sur son meurtrier.
— Qu’as-tu trouvé ? demanda Imsiba, qui se leva et se frotta les mains pour les débarrasser du sable.
— En un mot, rien.
Bak fit signe à ses Medjai d’approcher la civière et d’y placer le corps, puis remarqua :
— Rien ? Le dieu Horus peut fondre du ciel pour saisir sa proie sans même toucher le sol, toutefois j’ignorais qu’un humain fût capable d’accomplir pareil exploit.
Heribsen sourit devant ce cynisme.
— Nous avons tourné à partir de ce point en élargissant progressivement le cercle et, enfin, nous avons trouvé des traces. Là-bas, dans une poche de sable, dit-il en montrant du doigt une lame rocheuse à une centaine de pas. Celui qui les a laissées n’a pas pris la peine de les effacer, et pourquoi s’en serait-il soucié ? Le sable fin coule dans une empreinte dès qu’on soulève le pied, sans laisser aucun contour précis.
Bak contempla l’étendue de sable qui le séparait du mur rocheux et hocha la tête.
— Il avait d’Intef une vue claire et dégagée.
— La distance aurait fait hésiter bien des archers, observa Imsiba.
— Pas celui-ci.
Heribsen montra le corps que les Medjai déposaient sur la civière.
— Regarde comme les flèches sont serrées. Il est bon. Très, très bon.
Le vent poussa le sable devant lui et le souleva en un voile impalpable. Bak se détourna, les yeux clos.
— Avez-vous pu savoir d’où il venait ?
— Si nous avions trouvé les empreintes plus tôt, qui sait où elles nous auraient menés ? répondit Heribsen, désabusé. En fait, nous l’avons pisté jusqu’à la crête, et là nous sommes tombés sur celui de mes hommes qui suivait les traces d’Intef à rebours.
— Le meurtrier pistait sa victime, conclut Bak sans surprise.
— Oui, c’est aussi ce que nous avons pensé. À ce moment-là, poursuivit Heribsen, grattant son occiput dégarni, le vent a fraîchi et le sable a commencé à bouger. Nous avons encore suivi les traces vers le sud, le long de la crête sur… oh, environ deux cents pas. Et puis elles se sont évanouies, effacées par les rafales.
Bak se représenta la crête et les terres de part et d’autre. À l’ouest, une immensité aride menant vers l’inconnu et, à l’est, une vaste étendue brisée par des tertres rocheux, des dunes et des strates de pierre descendant en paliers vers le fleuve. Plus on allait au sud, plus le paysage devenait rocailleux et brisé.
— Et ses ânes, vous les avez cherchés ? s’enquit Imsiba.
— C’est justement pour ça qu’un homme remontait ses traces. J’espérais trouver ses bêtes.
Heribsen scruta les sables dorés et le lointain, perdu dans un halo de poussière.
— S’il les a attachées quelque part, et qu’elles ne peuvent s’abreuver… Eh bien, dit-il en secouant la tête d’un air morne, on reste vigilants, mais je ne garde pas grand espoir.
— Crois-tu possible qu’il ait croisé une tribu errante ? avança Imsiba. Peut-être un indigène a-t-il trouvé la tentation trop forte pour y résister – surtout si les ânes étaient chargés de viande fraîche.
— On patrouille dans ce coin du désert depuis près d’une semaine, objecta Heribsen. On n’a vu aucun signe d’intrus.
Bak aurait voulu que le meurtre puisse s’expliquer de manière aussi simple : une bande d’hommes et de femmes affamés, désespérément en quête de nourriture.
— Non, réfléchit-il tout haut. Intef a laissé les ânes derrière lui, en un lieu impossible à voir d’ici. Si les animaux et leur fardeau constituaient le butin, on les aurait détachés tranquillement pour les emmener au fin fond du désert. Intef ne se serait douté de rien jusqu’à ce qu’il revienne chercher ses bêtes. On n’aurait pas eu besoin de le tuer. Et si l’on avait visé plus modestement les objets qu’il transportait, sa gourde et ses armes auraient disparu.
— Et tu en déduis que l’unique but du tueur était de lui ôter la vie. Mais pourquoi ? C’était un pauvre homme, un simple chasseur.
— Je crains que les dieux ne nous mettent à l’épreuve, Imsiba, répondit Bak avec un sourire amer. Chaque problème est plus épineux que le précédent. D’abord Penhet est poignardé, et rapidement nous trouvons un mobile et des éléments suffisants pour emprisonner Rennefer. Ensuite Mahou est abattu et bien que nous tenions le mobile – la défense d’ivoire –, nous n’avons aucun indice sur son meurtrier. Et maintenant cet homme est mort, et nous n’avons ni mobile, ni la plus petite piste.
Bak escalada péniblement une dune basse et pesta en se cognant l’orteil contre une pierre ensevelie dans le sable. Il avait la bouche pâteuse, la peau sale et desséchée, depuis longtemps dépouillée de l’huile dont il s’était oint au lever du jour. Faisant halte au sommet, il abrita ses yeux sous sa main en visière et scruta l’est, où il apercevait par instants à travers l’air chargé de poussière un large ruban d’eau brunâtre. Le fleuve, but qu’il aspirait à atteindre. Il contournait des îles sombres, parfois tapissées de verdure, et les rapides isolés ondoyaient avec un éclat argenté. Quel espoir restait-il de retrouver les ânes dans le morne paysage, entre la crête et l’eau ?
La promesse d’Heribsen d’explorer le désert du côté opposé était encore plus illusoire.
Amonmosé, qui suivait un itinéraire parallèle à une cinquantaine de pas sur sa droite, apparaissait et disparaissait au gré des rafales de poussière et des caprices du relief. Imsiba avançait quelque part au-delà, trop au sud pour être visible. Bak ne distinguait pas non plus la chienne noire qu’Heribsen leur avait prêtée, celle-là même qui avait découvert Intef. Amonmosé l’avait laissée courir librement dans l’espoir qu’elle flairerait l’odeur des ânes – ou de chacals attirés par les proies dont ils étaient peut-être chargés. Loin à sa gauche, Bak aperçut un instant les deux policiers medjai transportant la civière, puis ils furent enveloppés par la poussière. En raison de leur fardeau, Bak leur avait attribué le chemin le plus au nord du fleuve, qui était aussi le plus court vers le fortin de Kor, trop éloigné pour qu’on le distingue.
Il ferma son esprit à la soif et avança, s’enfonçant jusqu’aux chevilles dans le sable chaud. Pourquoi vouloir tuer un homme comme Intef ? Bak repoussa une hypothèse, puis une autre et une autre encore. Il se heurtait toujours à la même réalité incontournable : Intef ne possédait rien. C’était un pauvre homme, qui chassait pour subsister et menait une existence précaire au meilleur des cas.
Un chien poussa des aboiements durs, courroucés, qui portaient à travers les dunes. D’autres – ou bien des chacals ? – lui répondirent, grondant, jappant, glapissant. Bak s’immobilisa et tâcha de voir quelque chose à travers les tourbillons de poussière, de repérer la direction d’où provenaient leurs voix. « Du sud ! » pensa-t-il, et il se mit à courir. Il vit Amonmosé escalader rapidement un tertre, s’arrêter au sommet pour écouter, montrer un endroit en avant.
Bak gravit une petite éminence, contourna un groupe de rocs déchiquetés et découvrit au loin un ancien cours d’eau que le sable comblait presque à ras bord. Des braiments terrifiés attirèrent ses yeux plus loin vers l’oued et donnèrent des ailes à ses pieds. La chienne noire s’était campée devant trois ânes bâtés. Les poils hérissés, elle grondait à l’adresse d’une bande de chiens sauvages, dont elle contenait l’attaque de son mieux. Les ânes, leurs pattes avant entravées, dansaient nerveusement autour d’elle. Bak hurla pour détourner l’attention de la meute, espérant qu’Imsiba ne tarderait pas. Il tira sa dague tout en sachant qu’elle serait pratiquement inutile, et ralentit l’allure.
Pendant qu’un bâtard jaune harcelait la chienne afin qu’elle se concentre sur lui, un roquet marron la prenait à revers pour bondir sur une gazelle morte attachée sur le dos d’un baudet. Celui-ci poussait des hi-han affolés et lançait des ruades. Un chien tacheté se glissa entre lui et ses compagnons, happa sa patte attachée, le força à reculer loin de la sécurité du groupe. Un autre assaillant, gris aux longues pattes fines, bondit alors sur son échine pour l’obliger à se coucher. L’âne s’en débarrassa en s’ébrouant, mais au prix de plusieurs longues égratignures sur l’épaule. Entre-temps, un chien efflanqué jaune et blanc rampait vers la femelle noire, l’attaquant sur son flanc.
Bak hurla à nouveau. Un énorme molosse blanc fit volte-face vers lui en grondant, ses babines retroussées. C’est alors qu’Amonmosé accourut à la rescousse et protégea Bak de son bouclier tout en se préparant à frapper. Imsiba apparut de l’autre côté de l’oued, sa lance au poing. Le chien jaune et blanc se ramassait sur lui-même pour sauter sur la chienne quand, avec un rugissement terrifiant, Imsiba projeta son javelot et le transperça presque de part en part. Le sang jaillit. Les bêtes qui n’étaient pas encore engagées dans cette lutte frénétique se figèrent. Amonmosé se fendit en avant et enfonça son fer de lance dans le poitrail du molosse, qui tomba en poussant un jappement étranglé. L’arrière de la meute recula. D’autres suivirent, la queue basse. Imsiba franchit l’oued, dégagea son javelot et piqua le bâtard qui harcelait la chienne noire. Son grondement se mua en un gémissement plaintif et il prit la fuite en traînant la patte. Tandis qu’Amonmosé récupérait son arme, Bak s’élança pour couper la gorge du gris, qui s’écroula avec un hurlement strident. Les autres détalèrent dans le sable voilé de brume.
Les trois hommes se regardèrent, se sourirent, mais ils n’eurent pas l’occasion de se féliciter car la chienne fila à la poursuite de la meute et Amonmosé dut la pourchasser, non sans force jurons sonores. Bak et Imsiba lâchèrent leurs armes tachées de sang et s’occupèrent des ânes effrayés. Deux d’entre eux portaient le gibier abattu par Intef : plusieurs lièvres et deux gazelles adultes. Le troisième était chargé de provisions. Le chasseur avait fait montre de prudence : il s’était muni d’une abondance de nourriture pour ses bêtes et de deux grosses jarres d’eau. Lorsque Amonmosé s’en revint avec la chienne, Bak et Imsiba avaient étanché leur soif, soigné de leur mieux l’âne blessé et abreuvé les trois bêtes dans une profonde marmite rougeâtre, au fond noirci par les flammes.
Imsiba alla replacer la jarre d’eau vide sur l’âne.
— Veux-tu fouiller le bât avant que je la fixe ?
Bak consulta rapidement le soleil, semblable à une boule dorée indistincte se hâtant de traverser un ciel plombé.
— Plus tard. Il faut regagner Kor sans attendre et remettre cette viande au boucher avant qu’elle ne se gâte. Alors nous pourrons nous débarrasser de cette poussière grâce à une bonne baignade dans le fleuve, puis nous nous remplirons le ventre de nourriture et de bière.
Il se tourna vers Amonmosé, qui s’était agenouillé pour nettoyer leurs armes.
— Tu viens avec nous.
— C’est un ordre, chef ?
Bak éclata de rire. Qui n’aurait préféré le confort d’une forteresse à une nuit en plein désert avec Heribsen et ses compagnons ?
— Oui, un ordre formel.
— Quelle espèce de pourriture a pu tuer un homme comme Intef ? Lui qui n’avait jamais fait de mal à personne…
Neboua secoua la tête avec tristesse sans pouvoir y croire.
Bak examina les quelques possessions du chasseur, étalées sur le sable devant lui. Hormis les armes, qu’il avait placées à l’écart, les objets ne différaient en rien de ceux dont on se munissait avant de parcourir une longue distance en ne comptant que sur ses propres moyens. Cependant, une fouille minutieuse révélerait peut-être un élément insolite, voire un indice quant au mobile du meurtre.
— Il a sans doute porté préjudice à quelqu’un. Pourquoi, sinon, lui ôter la vie ?
— Alors, ce devait être sans le vouloir, assura Neboua en posant le pied sur un muret éboulé. Intef était un brave homme.
L’âne chargé des provisions, libéré de son fardeau et repu, pressa doucement sa tête contre la hanche de Bak. Tout en lui grattant le museau, le lieutenant contempla l’extrémité sud du domaine temporaire de Neboua : Kor, un long et étroit fortin de brique crue. Cette partie-là de l’ancienne forteresse était occupée par les caravanes bloquées sur ordre de Thouti. Un mur avait été édifié à la hâte afin de parquer les ânes. Leurs maîtres, entourés des marchandises qu’ils transportaient, campaient à l’extérieur, parmi les ruines de maisons érigées maintes générations plus tôt et désormais inutiles. Les deux officiers se tenaient dans un coin tranquille de l’enclos, loin des regards indiscrets. L’odeur du fumier était forte et, quoique le vent fût tombé, la poussière flottait encore dans l’air étouffant.
— Il devait être sur le chemin du retour quand on l’a assassiné, dit Neboua, observant le sac de grain vide aux trois quarts, posé sur le sable à côté d’une seule gerbe de foin. Il ne reste plus grand-chose à manger pour un homme ou pour un animal.
— Et les deux autres ânes étaient si chargés de gibier qu’ils n’auraient rien pu porter de plus, convint Bak.
— Ça au moins, c’est une agréable surprise, dit Neboua en retrouvant le sourire. Nous ferons un grand festin ce soir, et tous ces malheureux marchands seront si bien gavés de lièvre et de gazelle qu’ils ne viendront pas m’écorcher les oreilles par de nouvelles récriminations.
En riant, Bak souleva la lourde jarre d’eau. La main sur le bec pour filtrer tout objet susceptible d’y être caché, il versa le contenu dans un abreuvoir. Elle ne renfermait aucun secret.
— Intef a laissé ses bêtes derrière lui. Il est parti seul dans le désert, en emportant de l’eau. Il ne cherchait plus de gibier, puisque les patrouilleurs n’ont repéré aucune empreinte d’animal. Donc, il avait un but, qui ne pouvait être loin de l’endroit où ils l’ont trouvé.
— Il n’y a rien, là-bas, que le désert, dit Neboua, pensif, en se grattant la tête. Je parie qu’il se savait suivi. Il s’est dirigé vers le fleuve dans l’espoir de semer son poursuivant parmi les dunes, plus loin à l’ouest.
— Il n’aurait pas laissé ses ânes si vulnérables à la merci des bêtes de proie s’il comptait partir longtemps, objecta Bak, qui posa la seconde jarre par terre près de sa jumelle vide, puis ramassa l’outre et la retourna au-dessus de l’abreuvoir. Pour toi qui le connaissais, était-il homme à passer clandestinement de la marchandise sur la frontière ?
— Intef ? répondit Neboua avec un rire amer. Il était dur à la tâche, pas du genre à bafouer l’autorité.
Bak fouilla un panier contenant de quoi allumer du feu : une petite mèche, un fagot de brindilles et de la paille sèche. Ne trouvant rien d’intéressant, il les posa sur le côté. Il écrasa deux miches de pain aussi dures et sèches que de la pierre, dont il lança les miettes aux pigeons qui semblaient constamment dans leurs jambes. Il jeta ensuite un bouquet ramolli d’oignons verts devant l’âne, ainsi que deux melons trop mûrs qu’il fendit, au cas où l’on aurait dissimulé quelque chose parmi les graines. Des paquets de feuilles contenant un peu de poisson séché et une poignée de dattes rejoignirent le nécessaire à faire le feu dans le panier, ainsi qu’une petite jarre où il ne restait qu’un mélange de lentilles et de haricots, et enfin une autre, contenant de l’huile bon marché pour le corps.
Imsiba surgit d’un étroit passage entre deux pans de murs effondrés, à la tête des ânes débâtés.
— Neboua ! s’écria-t-il. Je me doutais bien que tu serais là, pour ne rien rater de ce qu’il y a à voir.
— Observer les bouchers aurait été plus distrayant.
Bak ramassa le sac de blé presque vide, sachant pertinemment que les collecteurs de taxes découvraient souvent des objets cachés parmi les grains. Il approcha le récipient rouge, plein d’espoir malgré lui, et y versa lentement les céréales. Hormis les cailloux et l’ivraie habituels, il ne trouva rien. Neboua marmonna un juron, aussi déçu que lui. Imsiba laissa échapper un rire dépité.
Bak s’attaqua au foin. De sa dague, il trancha la ficelle qui retenait la gerbe et l’écarta vivement. Au centre, tel un gros œuf allongé, une jarre en albâtre de la taille de sa paume révélait sa surface blanc crème veinée de brun doré. Bak reprit courage. Ce récipient élégant était totalement déplacé parmi les humbles possessions d’Intef. Osant à peine respirer, il le secoua. Plusieurs objets durs tintèrent à l’intérieur. Le policier échangea un coup d’œil avec Neboua et Imsiba. Les yeux du Medjai brillaient d’impatience. Neboua semblait en train de prier.
Formulant lui-même une prière silencieuse, Bak tourna le couvercle pour briser le mince cachet de terre séchée, et retourna la jarre. Un bracelet tomba dans sa main au milieu d’une cascade de perles d’or. Il en compta sept. Un petit paquet enveloppé de papyrus suivit, puis un second bracelet. Trop surpris pour parler, Bak se leva et ses amis s’approchèrent, penchant la tête au-dessus du trésor. Car c’en était bien un. Les deux bracelets, composés d’une multitude de perles d’or, de cornaline et de turquoise, dont plus d’une douzaine avaient la forme de coquillages, étaient d’une facture très originale. Ils pouvaient provenir du tombeau d’un noble, mort depuis longtemps.
Le lieutenant tendit les bijoux à Neboua et dénoua le paquet. Le fragment de papyrus était raide mais cassant, ce qui indiquait une fabrication relativement récente. À l’intérieur, il trouva un morceau d’ivoire à peine assez gros pour ciseler une amulette ou le chaton d’une bague. D’après les quelques mots tracés sur le papyrus, il s’agissait du manifeste d’un navire. La cargaison décrite se composait de céréales, la denrée la plus courante transportée vers le sud, et la date de la livraison remontait à deux mois.
Bak resta longtemps allongé dans la nuit, tentant de se reposer sur une natte étalée sur le toit du quartier des officiers de Kor. Les étoiles formaient des points de lumière vive dans le ciel dégagé. Les nombreux animaux abrités dans l’enceinte émettaient les petits bruits propres aux bêtes inquiètes de se sentir en un lieu étranger : brefs reniflements, braiments sourds, frottements de sabots étouffés.
L’excitation qu’il avait ressentie en découvrant les bijoux anciens s’était depuis longtemps dissipée. Ce petit trésor caché, loin de répondre à ses questions, le dirigeait vers une nouvelle piste, qui pouvait le mener au meurtrier d’Intef ou n’aboutir à rien.
Il essayait de ne pas se décourager, mais le sentiment persistait. Il dressa le bilan. Deux meurtres en deux jours. Deux morts dont les chemins avaient fort peu de chances de s’être croisés. Des indices bien minces : une défense brute sur le navire de Mahou, qui, certainement, avait causé sa perte. Quelques bijoux qui, peut-être, avaient provoqué la mort d’Intef. Et un minuscule morceau d’ivoire qui, peut-être, mais pas forcément, constituait un lien entre les deux hommes.